Le vent claque contre la coque d’acier du Spirit of Conrad, voilier taillé pour affronter les mers polaires. Autour, le silence des fjords norvégiens, troublé seulement par les bruissements de la neige balayée par les rafales et le cri lointain d’un lagopède.
Entre mer et montagne, sept aventuriers s’élancent pour une expédition singulière, là où les pentes immaculées plongent dans les eaux sombres de l’Arctique. Ici, pas d’itinéraire balisé, pas de refuge. Juste l’horizon, la neige et la mer, en plein coeur du Finmark, en Norvège. Voici le récit d’une traversée hors du temps, où le ski de randonnée se conjugue à la voile pour explorer les terres du nord autrement.
Direction le Finmark, en expédition polaire
Depuis quinze ans, Guillaume sillonne les pentes enneigées avec la même bande de copains, enchaînant les raids à ski entre refuges, d’Italie aux Alpes suisses. Mais ce projet-là mijotait depuis longtemps dans un coin de leur esprit : partir loin, ensemble, et skier dans le Spitzberg, le Groenland ou la Norvège. L'idée avait germé avant le Covid, mais comme tant d'autres rêves, elle avait été mise en pause. Jusqu'à l'anniversaire des cinquante ans d’un ami, et la rencontre fortuite avec Victor, guide de haute montagne à Chamonix, qui allait devenir le fil rouge de cette aventure.
Avec le Spirit of Conrad comme camp de base flottant, l’expédition se dessine : voguer de fjord en fjord pour skier des pentes vierges, où la mer et la montagne se répondent, dans le Finmark. Il faudra un an pour préparer ce voyage d'une vie, une lente traversée de 10 jours.
« Naviguer et skier dans les fjords, c’est repenser entièrement sa façon d’aborder la montagne. Ici, pas de sentiers, pas de remontées mécaniques. On dépose le groupe en annexe sur une plage déserte, et l’exploration commence, à vue, en improvisant en fonction des conditions du jour », explique Victor.
Il n’en est pas à sa première exploration. Originaire du Pays basque, ingénieur chez Simond (la branche montagne de Décathlon) et guide de haute montagne, Victor jongle entre conception de matériel et aventures en terres sauvages. Vélo, train, ski, il a traversé l’Amérique à vélo, exploré les Lofoten, ouvert des voies d’escalade à Taghia au Maroc, grimpé un 7000 m jamais skié au Népal… Aux côtés de Guillaume et de ses compagnons de voyage, il embarque cette fois vers une nouvelle aventure entre les cimes et l'iode.
Spirit of Conrad : cocon d'acier au cœur du cercle polaire
Le Spirit of Conrad, voilier de 67 pieds, est un vaisseau d’acier conçu pour les expéditions arctiques. Deux cabines à l’avant, deux grandes cabines à l’arrière, un carré chaleureux et chauffé, une cuisine fonctionnelle. Tout y est pensé pour accueillir l’équipage et les aventuriers dans le confort, après une journée passée à affronter les éléments. À bord, Adrien, le skipper et beau-frère de Victor, et Jacob, son second, orchestrent la navigation et la vie quotidienne avec précision. Tous deux ont baigné dans l'univers de la voile depuis toujours, et sont plus particulièrement mordus de voile polaire et de voile arctique.
Chaque soir, le bateau glisse dans un nouveau fjord, prêt à devenir le point de départ d’une nouvelle aventure qui se dessine. Pendant que l’équipage ajuste les voiles, Victor étudie les cartes et évalue les conditions de neige. Un réseau serré de professionnels partage les infos nivologiques quotidiennement, un atout précieux pour garantir la sécurité du groupe.
La neige, le vent, et la liberté
L’environnement polaire impose ses règles. Le vent transporte la neige en continu, sculptant des congères de plusieurs mètres. La lumière, toujours rasante, transforme le paysage, jouant entre les ombres et les éclats du soleil bas.
« On ne savait jamais où était le nord. Les fjords serpentent, les montagnes s’enchevêtrent, et la mer devient un repère mouvant. C’est un autre monde, un autre rythme », raconte Guillaume.
La neige, elle, est douce, presque irréelle. Chaque virage est une danse sur une matière qui semble flotter. La mer en toile de fond, les skieurs tracent leurs lignes dans un silence seulement troublé par le crissement des carres et les cris de joie.
« Je crois qu’on nous entendait hurler comme des enfants dans les descentes », ajoute-t-il.
Explorer à vue : improvisation et sécurité
L’itinéraire n’existe pas avant d’être tracé. Le soir, Victor scrute Google Earth, cherche des couloirs, des combes, des lignes qui plongent jusqu’à la mer. Un soir, il repère une combe qui descend d’un glacier, 1000 mètres plus haut. Le lendemain, le groupe se lance à l’assaut de ce versant encore vierge.
« Je me demandais si ce couloir était praticable. Il y avait une corniche, un doute sur la stabilité du manteau neigeux. Mais j’avais confiance en l’équipe, en leur niveau, en leur engagement », explique Victor. La petite équipe est équipée pour parer à toute éventualité : tous sont équipés de DVA (détecteurs de victimes d’avalanche), sondes, pelles, sacs airbags, baudriers et piolets.
Sur la crête, après l’ascension, la mer s’ouvre sous leurs pieds, 900 mètres plus bas. La pente est raide, exposée, mais la neige est stable. Victor dévale le premier, en grandes courbes, déminant le terrain pour laisser le champ libre aux autres.
« Ce jour-là, on a basculé. J’ai cessé d’être seulement le guide garant de la sécurité. On est entré dans une danse commune, un partage du plaisir de la glisse », confie-t-il.
Dans ce groupe, tous sont glisseurs. Que ce soit en ski, en wingfoil ou en surf, chacun partage cette même quête du mouvement fluide, du plaisir brut de la glisse.
L’intensité des lumières polaires
Chaque jour, la lumière redessine les contours des montagnes. Le matin, le soleil perce à travers les nuages, créant une palette de bleus et de blancs presque irréels. Le soir, les couchers de soleil embrasent les fjords, tandis que les descentes se poursuivent jusqu’à la mer.
« Une fois, on est partis tôt le matin, rentrés pour déjeuner, sieste, puis repartis skier au coucher du soleil. C’était dingo, la lumière, la neige, le silence. Juste nous, seuls au monde », se remémore Guillaume.
Les aurores boréales, parfois fugaces, viennent ponctuer les soirées sur le pont. Vertes, dansantes, elles offrent un spectacle que personne n'oublie.
Une logistique millimétrée, une liberté totale
L’équilibre entre la planification et l’improvisation est constant. La dépose en annexe, le repérage des pentes, l’adaptation aux conditions nivologiques. Le bateau se déplace pendant que les skieurs progressent, prêt à les récupérer de l’autre côté du fjord. Les journées s’enchaînent, rythmées par la neige, le vent, et l’énergie du groupe.
« On skiait huit, neuf jours d’affilée, ce qui est rare en ski de rando. Mais ici, l’acclimatation est facile : pas d’altitude, les sommets culminent à 1200 mètres, et le bateau nous attend au niveau de la mer », souligne Guillaume.
Repenser sa manière de skier
Le véritable trésor de ce voyage, c’est l’alchimie du groupe. Cinq amis, unis par des années de ski, de voile, de surf, un guide passionné, un skipper et son second, tous attirés par les grands espaces polaires. Ils se connaissent bien, savent se lire dans l’effort, dans la glisse, dans le silence.
« Skier ensemble, c’est partager bien plus que des descentes. C’est vivre l’intensité du moment, la mer au bout des skis, la liberté au bout des virages », résume Guillaume.
Et déjà, une prochaine expédition germe dans les esprits. Les Dolomites, cette fois, avec des couloirs raides et Venise en toile de fond pour conclure. Toujours avec la même bande, toujours avec cette envie de conjuguer aventure, amitié et liberté.
Carnet de bord de Victor (alias Vicokleta)
« La météo s’éclaircit et la température reste froide. La nivologie commence à se stabiliser ; on joue entre les nuages et les averses. Jour après jour, on s’enfonce dans le voyage, au rythme des aurores boréales et des paysages nordiques ponctués de dauphins, pour s’installer dans le Jøkelfjord et improviser des runs de ski jusqu’au coucher du soleil.
Je n’ai plus d’infos sur les itinéraires parcourus. Je passe ma soirée sur Google Earth à la recherche de potentiels itinéraires. Je pense avoir repéré un run qui nous amènerait au pied de la calotte glaciaire, par une combe qui descend directement sur la mer. J’ai confiance en cette équipe. J’ai envie d’essayer. Je me demande vaguement ce qu’on gagnerait à skier cet itinéraire, au lieu de faire un aller-retour par ce beau glacier… Une fois arrivés en haut, après 1000 mètres d’ascension, une barre de nuages arrive plein axe sur nous. Par chance, j’ai encore un peu de 4G qui me confirme qu’un petit front froid approche. Je demande à l’équipe s’ils ont la réserve de remonter les quelques centaines de mètres de descente si jamais ce couloir s’avère être sans issue.
On s’avance à tâtons sur la crête entre le glacier du Øksfjord et le fjord. J’hésite. Une corniche nous barre la route. On louvoie, puis on arrive enfin à ce col : le fond du fjord est en vue, 900 mètres plus bas. On est sous le vent, la nivologie me fait douter, mais la pente n’a pas l’air trop chargée de neige. Juste ce qu’il faut pour de la belle glisse.
Je me rends compte que le voyage a basculé. Je suis passé de guide à gérer la sécurité d’un groupe, comme on me l’a appris, à un partage de ma manière de glisser. Le plaisir d’une descente rare passera par-dessus l’itinéraire. Ils sont tous glisseurs : que ce soit en wingfoil, en apnée ou sur les vagues, notre groupe de six partage un certain sens de la glisse.
J’observe cette combe et je m’élance dedans en grandes courbes, histoire de déminer ce terrain des avalanches pour pouvoir leur offrir un terrain d’expression, qu’ils puissent danser librement sur cette neige vierge. Quel bonheur de pouvoir vivre ça ensemble. Chacun, à tour de rôle, nous partage sa danse, bien conscients de la rareté de l’instant. »
Une aventure gravée dans la neige et les esprits
Dans le fjord, les traces laissées sur la pente disparaissent vite, effacées par le vent. Mais celles laissées dans les esprits, elles, restent. L’expédition se termine, mais chacun repart transformé.
« Foncez, si vous avez l’expérience du ski de rando. C’est une destination unique, un terrain d’exploration incroyable », conclut Guillaume, encore porté par les images de cette mer au bout des skis, cette neige qui semble voler dans l’air.