Carnet d'aventures | Tonton Pierre Le Clainche, Finisher du Tor des Glaciers 2024

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17/10/2024
Tonton Pierre Le Clainche, Finisher du Tor des Glaciers 2024

Après 159 heures et 33 minutes de course, 454 kilomètres, 32 323 mètres de dénivelé positif, 1h38 de sommeil par tranche de 24 heures, 50 919 kilocalories brûlées selon la police (beaucoup plus selon les syndicats), voici quelques épisodes notables de cette pérégrination alpine sur le Tor des Glaciers achevée à la 14ème place.

Mes yeux se ferment de fatigue, il est presque 22 heures dans la chambre partagée d’un centre de vacances servant de logement pour les coureurs de la Pierra Menta, l’épreuve mythique de ski alpinisme courue en duo. Un toucher d’écran de smartphone suivi instantanément d’un mail de confirmation me (re)-plongent dans la folie TOR. Depuis cinq ans et ce TOR des Géants terminé en 2019 en 98 heures, je sais que j’ai obtenu mon « ticket d’or » pour une inscription à l’étage supérieure, le TOR des Glaciers (il faut avoir terminé le TOR des Géants en moins de 130 heures pour obtenir sa qualification).

Le menu ? Une orgie montagnarde longue de 450 kilomètres pour 32 000 mètres de dénivelé positif soit quatre fois l’Everest, dans le Val d’Aoste italien. Un défilé de paysages époustouflants, un graal suprême, un buffet à volonté de cailloux, des farandoles de pentes techniques, une succession de cols à plus de 3000 mètres, des températures dépassant les 30 degrés et chutant en dessous de zéro degré, des rafales de vent de plus de 100 kilomètres par heure à affronter saupoudrées de neige ou de pluie, c’est selon…

Le tout, bien sûr, sans balisage, ce serait trop facile. Nos armes ? Chaussures de trail, bâtons, GPS, sac de trail et courage. Débrouille-toi avec ça ! Tu l’as bien cherché de toute façon ! Même préparé, on ne peut s’imaginer où l’on met les pieds. Dans les trois bases de vie, on assiste à des défilés d’énergumènes à la démarche de morts vivants, c’est « The Walking Dead » en Salomon et Hoka où les bâtons sont nos seules armes pour lutter contre la gravité.

Impossible de résumer intégralement l’aventure vécue en sept jours, trop de détails, une multitude de rencontres, énormément de moments de solitude, beaucoup de passages d’euphorie individuelle puis collective.

Cette course est folle, violente et brutale ! Ses participants aussi ! L’impression de vivre son propre film, son western des temps modernes avec des personnages iconiques et des répliques cultes. Affirmer que j’ai aimé serait bien trop insultant pour cette épopée, en réalité, j’ai A-DO-RÉ ! Et j’en ai tiré un enseignement définitif sur moi-même : mon plaisir s’élève en même temps que la difficulté. Le TOR des Glaciers, c’est une succession d’instants fugaces de complicité, de chaleur humaine, de profonde solitude, d’inconfort, de joie. Les émotions y sont décuplées, les belles comme les mauvaises.

 

Tor des Glaciers : les Bretons sont partout

19h40 : ligne de départ. Ça fait bizarre d’être aussi peu nombreux pour une si grande course, seuls 168 fous se dévisagent, se regardent et se comparent à 20 minutes du départ. Il fait doux, je pars en t-shirt de running et me décide à envoyer un message sur le groupe WhatsApp familial pour avertir que je pars en montagne en « mode avion » sur mon téléphone. Mon père me répond immédiatement « C’est où du coup ? », je n’ai pas la force d’engager une conversation à quelques minutes du grand départ.

20h00 : c’est parti pour l’inconnu ! L’émotion est là, alors que je n’y suis pas vraiment sensible habituellement. Enfin j’y suis ! Je déteste ces derniers jours d’avant départ où je dois modifier mes habitudes, ordinairement plus dépensière en énergie. À Dolonne, de l’autre côté de la Doire Baltée, j’aperçois un petit drapeau breton greffé à l’arrière d’un sac.

  • - « Hé ! Salut ! T’es Breton ? », ai-je crié en sa direction, trop content de voir un compatriote celte dans le Val d’Aoste.
  • - « Oui, de Rennes, et toi ? »
  • - « Vannes, Morbihan, au sud on a plus de soleil », m’enorgueillis-je, trop fier de ma ville de naissance.

Et la conversation s’ensuit sur des banalités de course. Son prénom est Fabien, nom de famille : Danet, dossard 4176, le mien est le 4175.

Ça grimpe fort, la nuit est tombée, le brouillard et l’humidité nous accompagnent. Le rythme me paraît hallucinant pour une course de 450 kilomètres. Je m’accroche, me permets d’en doubler certains, me dis que je suis dix fois trop rapide mais comme un coureur qui fonce tête baissée, je ne ralentis pas, trop content de gambader dans ce décorum italien. Les deux premiers ravitos de Maison-Vieille et du refuge Elisabetta n’ont pas l’honneur de me voir traîner (second degré).

Objectif : col de la Seigne, frontière italo-française. Un Allemand, Volker Fohrmeister, se trouve avec moi, on entame une discussion, on se paume brièvement en allant trop à droite et une fois de retour sur le chemin carrossable, le mec prend son rythme. Un truc de l’espace, bien trop rapide pour moi, largement au-dessus de mes moyens. Je maintiens la cadence 15 minutes par politesse, juste le temps d’apprendre que ce traileur joue le podium ! Inscrit à toutes les éditions depuis 2021, le germanique est double Finisher sur la distance. Je lâche l’affaire, il finira deuxième, 18 heures devant moi.

 

Le Bon, la Brute et le Truand

Au col, un vent à décorner les bœufs nous saisit, la suite de l’itinéraire, le col des Chavannes, se trouve sur notre gauche, tout le monde le sait et le connaît sauf qu’avec le vent, l’humidité et le brouillard, c’est une tout autre affaire. Les gouttelettes d’eau présentes dans l’air se reflètent dans le faisceau de nos frontales et nous éblouissent. Instantanément, la nature humaine nous renvoie son reflet le moins reluisant : celui des besogneux et des profiteurs. Plusieurs d’entre nous sortent le GPS, s’arrêtent, se les gèlent, cherchent la trace quand d’autres ralentissent habilement derrière, mains dans les poches, en attendant que l’on reprenne la marche vers le bon chemin. J’ai l’impression d’être plongé en plein western contemporain dans un remake de « Le bon, la brute et le truand » de Sergio Leone. Pour le moment, je ne vois que des bons et des truands, pas encore de brutes. À cet instant précis, j’ai même l’impression de faire partie d’une catégorie « trop bon, trop con ». La réplique de Clint Eastwood résonne en moi : « Tu vois ? Le monde se divise en deux catégories : ceux qui ont un pistolet chargé, et ceux qui creusent. Toi, tu creuses ». Là il s’agit de ceux qui bossent et s’arrêtent en plein vent pour trouver le chemin et ceux qui tirent profit de notre travail, mains aux chauds et qui suivent.

Une fois ce col franchi, utilisant notre tire-fesses manuel, place à la décente ! Youpi ! C’est la première du TOR 450 et ça fait du bien ! Le rythme ne faiblit pas, je suis quasiment à la même vitesse qu’une sortie de deux heures mais porté par les autres dossards, je ne m’en inquiète pas. Après une demi-heure, je sens déjà des petites douleurs aux releveurs, en bas du dos et aux quadriceps. Qu’importe ! Yalla ! Je garde le rythme.

Pourtant une heure après, c’est le côté obscur de la force du trailer qui me rattrape. Ça ne va pas, j’ai mal, c’est la première nuit. Ce n’est pas dans mes habitudes de démarrer aussi vite, je me connais et suis plus proche d’une estafette à moteur diesel et grand réservoir que d’une rutilante Lamborghini équipée d’un turbo. À cet instant de la course, j’enrage intérieurement : « Mais tu es idiot ou quoi ? Tu sais que t’as 450 kilomètres à faire en moins de 190 heures avec 32 000 mètres de dénivelé ? ». Je décide de lever le pied, et poursuis mon chemin, seul dans les rues de La Thuile, ville déserte à 2 heures du matin où j’espère un ravito qui n’existe pas (ça m’apprendra à ne pas préparer la course pour n’en garder que des surprises qu’elles soient bonnes ou mauvaises).

Intérieurement, je veux dormir et c’est décidé, je le ferai au prochain refuge Deffeyes sauf qu’en arrivant sur place, l’ambiance est plus au banquet gaulois qu’à la sieste. Je copie donc mes camarades, la plupart déjà Finisher de cette bavante. J’y découvre un plat de pâtes pomodoro, il est 4 heures du matin, je l’engloutis et repars plus heureux qu’à mon arrivée.

 

L’Américain 

Après un balcon sans fin, je rencontre un Américain avec une tchatche très américaine : Mister Michael Hewitt. Ça claque ! L’accent est digne d’un film Hollywoodien, je me régale de parler avec lui, j’adore les USA, j’aime leur culture et admire leurs profondes contradictions.

Michael vient de terminer la mythique Hardrock, une traversée de 100 miles au-dessus de 4000 mètres dans le Colorado. Le mec est super attachant, on parle de LA « Courtney fucking awesome Dauwalter », la meilleure femme du monde en ultra-trail. Nous aimerions qu’elle botte les fesses des hommes en gagnant un ultra-trail au scratch (spoiler : elle a failli le faire à Nice, le 5 octobre, finissant 2ème du général). Je m’amuse enfin en sa compagnie après des moments très compliqués en début de course suite à des douleurs et ma mauvaise humeur qui en a résulté. Plongé dans des dialogues de films digne de Quentin Tarantino, je me régale de pouvoir jurer et ponctuer mes phrases de « fucking shit » ou « big asshole » et ça me fait du bien de râler, même en Anglais, en tant que bon Français. Pour le moment c’est le côté trop roulant et pas suffisamment alpin qui me pèsent. Michael est d’accord avec moi, peut-être pour ne pas me contredire... Mon Américain préféré, qui selon ses dires, ne ressent aucun besoin de dormir grâce au jet lag, va courir plus de 48 heures sans dormir avant de complètement s’effondrer, tout habillé sur un brancard à la base de vie de Cogne. Bien tenté « The Great Mike » !

 

Tintin et Milou

Ange et démon. Les deux cohabitent sur le bord de mon épaule comme Milou dans les aventures de « Tintin au Tibet », avec chacun leurs arguments.

  • - « Mais sérieusement Pierre, abandonne ! Mets le clignotant à droite et gare toi ! T’habites juste à côté en plus, le confort, la chaleur et un bon lit t’attendent… » quand de l’autre côté, le son de cloche est bien différent.
  • - « Allez ! On relance ! Vamos ! Comme le dirait ton idole Rafa Nadal, lâche rien ! C’est jusqu’au bout, encore et toujours, avec force et panache ! Une épopée pareille sans difficulté n’aurait pas la même saveur ! »

 

Chaque ultra-trail que j’ai tenté de finir (tous jusqu’à présent), comporte ce genre de moments de doute, je le sais pertinemment mais celui-ci est hors catégorie, la charge physique et mentale infiniment plus élevée. Est-ce que mon corps va tenir ? Vais-je voir Courmayeur de nouveau ? Les pièges sont nombreux et ce serait manquer de respect au TOR des Glaciers que d’affirmer à mi-course que « je le terminerai ». Mon « bad mood » du début de course va heureusement s’inverser au gré du tracé, de plus en plus beau et technique.

 

Ravitaillement : arrêt aux stands

Inverser la mauvaise spirale, plus facile à dire qu’à faire. Heureusement, les trois bases de vie sont l’occasion de retrouver notre « gros sac » bleu estampillé « TOR des Glaciers ». Ces arrêts aux stands sont une bénédiction. Une heure me suffira pour changer de pneus, ajuster le carénage et faire le plein. Chaussures de rechange, chaussettes de trail sèches, plat de pâtes, chocolat, soupe et salade de fruits me requinquent. Je tente une douche, l’eau est froide. Je me rhabille, désabusé en me demandant si cela n’est pas une épreuve supplémentaire à passer à l’instar d’un « Koh Lanta », imaginée par l’organisation. J’imagine la scène lors de leur briefing d’avant course : « Bon, pour la base de vie à Cogne, je propose qu’on leur fasse croire qu’ils aient accès à une douche chaude donc pensez à bien mettre des panneaux « douche » partout dans le gymnase, et bien sûr Maurice, tu penseras à bien couper le chauffe-eau au moins 24 heures avant, pour être sûr qu’elle ne soit même pas un peu tiède. Il ne faut pas déconner non plus ! Ils n’auront fait que 160 kilomètres à cet endroit. ».

 

"Alors peut-être…"

L’ambiance crépusculaire du ciel contraste avec ma fraicheur retrouvée. Mes douleurs s’estompent en même temps que mes doutes sur mes capacités. Je me remotive et me prends à rêver de l’arrivée, je me dis « Alors peut-être… », la célèbre phrase de Patrick Montel lors du dernier relais de Floria Gueï au 4X400 mètres féminin de l’équipe de France aux championnats d’Europe d’athlétisme de Zurich en 2014. Après un relais raté et contre tout attente l’athlète tricolore remonte toutes ses concurrentes dans la dernière ligne droite pour remporter le titre, contredisant l’avis du commentateur star qui auparavant s’était montré définitif : « Il n’y aura pas de podium pour le 4X400 fraçais car là on ne revient pas », s’était-il aventuré avant de lancer un petit « Alors peut-être… » dans le dernier virage, réplique devenu culte dans le monde du sport. Ce genre de prouesses me booste, m’aide à rêver et me convainc que rien n’est impossible dans le sport et dans la vie en général.

Ici, pas de supporteurs, pas d’effusion verbale à écouter ni de zone plate, ça monte ou ça descend avec en toile de fond un spectacle magnifique d’étoiles filantes et de pupilles d’animaux sauvages qui se réfléchissent dans le faisceau de ma frontale. J’enquille les montées, les descentes, jusqu’à retrouver mon Breton, Fabien, au milieu de la nuit. Évidemment, quand deux Bretons se rencontrent, la pluie s’invite, forcement... Toutes mes affaires sèches se retrouvent de nouveau trempées, je suis dégouté. La légère bruine que nous chérissons tant en territoire armoricain laisse place à celle plus intense digne des tropiques avec la température en moins, le vent fort en plus et l’invité surprise, le « brouillard ». Là c’est tout de suite moins marrant, c’est même vraiment très désagréable, on serre les dents, on grelotte puis on se paume. « Ah ouais, je me souviens, ici c’est tout le temps compliqué, je m’étais perdu pendant une heure l’année dernière ! », lance Fabien, fataliste. Sympa. Deux Bretons et un Italien en train de jardiner à 3 heures du matin sous des trombes d’eau, armés de leur GPS.

  • - « Ici, ici, c’est par là ! Ah non, désolé, y’a une falaise ici, ça ne passe pas. »
  • - « C’est par là, ça y est, c’est sûr ! »
  • - « Et merde, non, pas ici, ça devait être l’autre embranchement qu’on a vu 500 mètres avant. »

 

L’EN - FER ! Vraiment.

Trempés jusqu’aux os, on court tous comme des poulets sans tête, qu’importe la destination pourvu que nos mouvements nous réchauffent ! Les rafales de vent et de pluie nous fouettent le visage, cisaillent nos mollets. Nous sommes sur la brèche, en altitude, dans une nuit devenue noire et déjà trop longue. Puis, miracle ! Un phare dans la pénombre, sorti de nulle part, une oasis, un contraste difficilement reproductible : le refuge Miserin. Sa musique métal - punk, ses jeunes gardiens aux looks branchés, bonnets de surfeur vissés sur le crâne qui nous accueillent au milieu de la nuit en nous cuisinant des gnocchis. Il doit faire 2°C dehors, 25°C à l’intérieur sous la chaleur du poêle à bois. J’ai l’impression d’être au paradis. Je me déshabille, mets tout à sécher sur mes bâtons de trail, autour du feu, au plafond et plonge dans un sommeil d’une heure. À mon réveil, mes vêtements de course sont secs, seul mon bonnet, pourtant habilement accroché à l’un de mes bâtons à proximité raisonnable du foyer, est complètement fondu ! Les gardiens, toujours éveillés grâce au son de Metallica, m’expliquent qu’ils n’ont rien pu faire pour le sauver, lorsqu’ils ont senti une odeur de brûlé, le bâton avait déjà valser vers le poêle, cramant mon beau bonnet. RIP.

 

 

Orelsan et Indiana Jones

Ou l’histoire d’un duo improbable que tout oppose auquel je vais me greffer sur toute la seconde partie du TOR 450. Un coup de foudre ! Un vrai ! Le premier flash qui me revient de ces deux Daft Punk s’est enclenché justement dans le refuge « métal - punk » de Miserin. Quand j’arrivais, ils repartaient et je pensais alors : « Ces mecs doivent être professionnels, sponsorisés, ils m’ont l’air sereins quelles que soient les conditions ». Le premier de ce duo que je vais rencontrer, Thibaut, va me marquer profondément. Après une nuit sublime en solitaire, doublé d’un lever de soleil absolument magique, un vaillant gaillard au look d’Orelsan, casquette de running à l’envers, martyrise le sentier à contresens. Sous ses grandes impulsions et ses poussées de bâtons de trail dévastatrices, les cailloux n’en mènent pas large. Sa vitesse de montée est dingue, il me parait possédé par je ne sais quoi. « What the f### ! », aurait interjeté Mike, l’Américain. Je me dis exactement la même chose dans la langue de Molière. Je descends du col, lui le remonte. On se croise.

  • - « Hé ! Salut ! T’as pas vu un portable au col ? », me lance-t-il avant que je n’aie le temps de bien comprendre ce qu’il se passe.
  • «-  Heu, non… », répondis-je mollement, presque désolé.

 

Et le mec, sans s’arrêter, poursuit son labeur avec un air déterminé comme si sa vie en dépendait.

IM-PRE-SSIONNANT !!! Le mec court le TOR des Glaciers (450 kilomètres et 32 000 de D+), et il se rajoute en plus une petite bambée pour réparer ses oublis. Lunaire ! Ça c’est Thibaut, un épicurien baroudeur déjà grand Fnisher du TOR des Glaciers en 2023.

Après un long balcon interminable (pléonasme sur le TOR) et une dernière remontée, je découvre l’autre partie du duo, Julien, au ravito de Retempio, un petit paradis à l’extérieur, un dortoir digne de « L’Exorciste » à l’intérieur. Ici, un plat de polenta m’accueille agrémenté d’un salut amical : « Ça va Pierre ? ». Gazé, embué, à l’ouest et surtout absolument pas physionomiste, je lui réponds poliment : « Oui, bien et toi ? » sans piger comment il me connaissait. Puis, après une reconnexion neuronale, je me rappelle de ce gars garé à côté de ma voiture à Courmayeur. Je l’ai rencontré brièvement avant le départ quand il se contorsionnait en caleçon à l’intérieur de son monospace pour préparer minutieusement ses sacs de course et de ravitaillement. Là, il se boit une petite bière au soleil en terrasse du refuge. Tous mes principes de nutrition et d’hydratation s’effondrent, en même temps que mon admiration grimpe. « Trop cool ce gars, il boit des binouzes en course ! ». Grand, longiligne, attachant et doté d’un humour légèrement pince-sans-rire, il me fait penser à Harrisson Ford en basket de trail. Cet Indiana Jones ou Han Solo pourrait définitivement incarner le rôle principal de mon western moderne au scénario des frères Coen.

  • - « Au fait, t’as pas vu un mec avec une casquette à l’envers à contresens ? », me lance-t-il, pantois.
  • - « Ah, si, le gars avait une allure de fou, je l’ai croisé », répondais-je, encore surpris par la vitesse d’ascension digne d’un Kilian Jornet. « On courait ensemble, il a oublié son portable au col, c’est pour ça qu’il y est retourné », explique-t-il, amusé mais aussi un brin triste d’avoir perdu son camarade avant de repartir sur les sentiers 10 minutes après mon arrivée.

 

Repu, reposé et réchauffé par les rayons du soleil, je m’apprête aussi à repartir quand un râle de plus en plus fort venant de la forêt retentit. Un colosse transpirant, visage marqué et regard habité débarque. Thibaut ! Déjà là ! Le Orelsan des montagnes a muté en Chewbacca, le guerrier Wookiee de Star Wars et acolyte de Han Solo. Ça tombe bien, mon duo idéal est formé et mon film imaginaire prend forme : Thibaut et Julien alias Han Solo et Chewbacca.

 

Un pacte secret

Avec eux, rien n’est plus pareil, les kilomètres sont moins pénibles, les pentes moins raides, les paysages magnifiés et l’espace-temps distordu. Nuit, jour, pluie, vent, neige, qu’importe le décor, on y fait face avec le sourire et ensemble. On peut patienter une vie entière avant de réellement connaître des personnes, un ultra-trail suffit pour tout accélérer. La vraie nature humaine ressort instantanément dans les moments difficiles et je ne peux pas cacher qu’on en a eus plus d’un. Le test d’amitié fut très vite validé, comme sur cette interminable crête rossée par des rafales de vent de plus de 100 kilomètres par heure en plein milieu de la nuit. La faim, le froid, le vide à gauche, le vide à droite et une ligne à suivre : celle de l’arête vers le rifugio Coda. Nous sommes affamés, une erreur de calcul de dénivelé a largement prolongé notre plan initial. L’enfer et le paradis se côtoient en même temps.

Le paysage, à la frontière du Piémont, est absolument sublime, on aperçoit les lumières de la ville de Bielle en contrebas mais les conditions sont extrêmement rudes et pénibles, toutes les couches de vêtements sont sur nous. Impossible de s’arrêter se reposer ici, un bref instant à l’abri des rafales nous permet quand même d’avaler un morceau de sandwich, probablement le meilleur qu’il m’ait été permis de déguster. Merci Thibaut ! Sans se le dire, un pacte secret est signé : finir cette épreuve tous les trois et ensemble.

Le froid s’intensifie, la neige s’invite, le vent ne faiblit pas. On enchaîne les cols et les descentes en s’intéressant aux uns et aux autres. Nos arrêts dans les refuges deviennent des scènes de théâtre burlesques ou les dialogues n’ont rien à envier à ceux de Michel Audiard dans les « Tontons Flingueurs ». Nous plongeons dans des crises de fou-rires en y repensant. Le décorum s’y prête, on est tous complètement cramés. On s’époumone tellement sur les sentiers que lorsqu’on trouve un refuge, on est très irritable à la moindre contrariété comme devoir renfiler ses chaussures et vêtements mouillés pour aller aux toilettes situées à 100 mètres en contrebas du refuge de « Perucca Vuillermoz ». La vainqueure féminine de l’épreuve, l’Américaine Sarah Hansel, avec nous à ce moment-là, s’en amuse : « je vais établir un record sur Strava pour aller pisser ».

 

Vol de Pom’Potes

Autre lieu, autre anecdote : le refuge Prarayer et ses deux « serviteurs bénévoles » à mi-chemin entre Dracula et Frankenstein dont l’un, ne parlant pas anglais, répète quelle que soit notre question « Yes, of course ! ». Un refuge où notre triplette arrive complétement trempée, exténuée et rôtie, pour une heure de sommeil, ressentie cinq minutes. À notre lever, un petit déjeuner complètement farfelu nous est proposé : minuscules biscottes premier prix par sachet de deux agrémentées d’une microscopique portion de confiture industrielle et d’une lilliputienne part de tarte valdôtaine de la largeur d’un doigt qu’on sera obligé de demander à quatre reprises sans que cette dernière ne s’épaississe...

Silence total. Puis un coureur craque, notre Breton, Fabien : « Mais ça remplit que dalle ces biscottes ! Je vais devoir en bouffer au moins 50 avant de repartir ! », s’exclame-t-il très sérieusement. Ce dernier se précipite donc à faire son sac pour rattraper le temps perdu. Deux minutes après avoir claqué la porte du refuge, il débarque de nouveau, l’air ahuri et très inquiet : « Qui a chouré mes Pom’Potes ? Je ne les trouve plus, je les avais posées là, je m’en souviens très bien ! Sûr et certain ! En plus c’est des compotes spéciales énergétiques faites exprès ! », s’énerve-t-il, très « premier degré ». Personne ne bronche, il les avait dans ses poches… Cette anecdote nous vaudra une énorme crise de fou-rires quelques heures plus tard. Au fait, un petit café peut-être ? « Yes of course » nous répond le bénévole qui place une minuscule cafetière italienne Bialetti sur une toute petite plaque électrique d’appoint ! On croit rêver ! On crame à peu près 15 000 kilocalories par jour et notre petit déjeuner ressemble à celui d’un hospice.

 

Tempête de neige

Il était écrit, je ne sais où, que rien, absolument rien ne serait facile sur ce TOR des Glaciers. Thibaut, seul Finisher en 2023 de notre cordée de pseudo-aventuriers, nous le confirme : « Les gars, c’est un truc de malade cette édition ! ». Après la pluie, le vent, la chaleur, voici donc la neige doublée d’un vent de 100 kilomètres par heure à notre arrivée au Grand Saint-Bernard. L’eau du petit lac moutonne, les vaguelettes déferlent sur la route, on pourrait y faire du kite-surf. La température extérieure affiche - 6°C. L’Hôtel Italia nous sert un plat de lasagne, il est 4 heures du matin et c’est notre dernière « nuit ». Les corps sont usés comme en témoignent les cris de douleur de Thibaut lorsque sa femme, Marion, venue nous redonner du baume au cœur, lui remplace ses pansements sur sa chair à vif. Intense souffrance, éreintante fatigue, épuisement général, cette course devient violente et brutale mais il faut continuer, y aller, sortir sous la neige et les bourrasques de vent. 

Mes pieds ont gonflé, difficile d’enfiler mes chaussures, je ne les serre plus d’ailleurs. La neige nous fouette le visage, le confort et la chaleur de l’hôtel sont derrière nous et il faut mettre immédiatement de l’intensité pour lutter contre le froid.

Au passage du prochain col, deux Italiens se trouvent en difficulté, ils paraissent éteints, exténués, groggy par le froid, émoussés et trop faibles pour continuer seuls. On les place entre nous pour les sécuriser et les rassurer. Il fait nuit noire, le sol est blanc, le marquage inexistant, on se fie au GPS et à nos lampes frontales. Je m’imagine dans la peau d’une équipe d’astronautes en exploration d’une planète inconnue et hostile, je trouve ce moment fabuleux. Au refuge le plus proche, nous déposons nos rescapés de la nuit. Au lever du soleil, on percute qu’il s’agit de notre dernier, l’ambiance est joyeuse, la neige s’arrête et le panorama depuis la Tête de la Tronche est époustouflant grâce à cette poudre blanche saupoudrée sur les cimes. Nous prenons le temps de contempler ce spectacle...

 

Ma fin de course du Tor 450

Plus qu’une descente et c’est FI-NI !

La ligne d’arrivée franchie à Courmayeur, j’aperçois des yeux humides et des larmes sur les joues de mes frères gladiateurs des sentiers. C’est beau. L’instant présent vaut bien toutes ces souffrances consenties !

Une énorme pizza arrosée d’une bonne bière plus tard, nos pieds crient douleur, nos yeux se ferment tout seul, je n’arrive plus à tourner ma main gauche dans un sens à cause des gantelets de mes bâtons, mon corps est en train de me faire payer l’addition de cette difficulté extrême. Sur la table de massage d’après course, je m’effondre, le masseur me réveille, me demande de me tourner, je me rendors aussitôt, il me re-réveille : « C’est fini Monsieur », je pars en voyant Julien plongé dans un sommeil profond sur la table de massage d’à côté. Je souris, c’est drôle de découvrir son corps dans un tel état de fatigue. Je passe l’après-midi endormi sur un brancard avec deux couvertures sur moi et ma doudoune, pourtant il ne fait pas froid...

Les jours suivants la course se résumèrent à trois catégories élémentaires d’activités : manger, dormir et rêver, encore…

© : Organisation torxtrail

Pierre Le Clainche - dossard 4175


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